LANGUES:
- mais il a compris que les relations entre langues parentes pouvaient devenir la matière d’une science autonome. Éclairer une langue par une autre, expliquer les formes de l’une par les formes de l’autre, voilà ce qui n’avait pas encore été fait.
- Ce n’est que vers 1870 qu’on en vint à se demander quelles sont les conditions de la vie des langues. On s’aperçut alors que les correspondances qui les unissent ne sont qu’un des aspects du phénomène linguistique, que la comparaison n’est qu’un moyen, une méthode pour reconstituer les faits. La linguistique proprement dite, qui fit à la comparaison la place qui lui revient exactement, naquit de l’étude des langues romanes et des langueset des langues germaniques.
- Grâce à eux, on ne vit plus dans la langue un organisme qui se développe par lui-même, mais un produit de l’esprit collectif des groupes linguistiques. Du même coup on comprit combien étaient erronées et insuffisantes les idées de la philologie et de la grammaire comparée.
- La tâche de la linguistique sera : a) de faire la description et l’histoire de toutes les langues qu’elle pourra atteindre, ce qui revient à faire l’histoire des familles de langues et à reconstituer dans la mesure du possible les langues mères de chaque famille ; b) de chercher les forces qui sont en jeu d’une manière permanente et universelle dans toutes les langues, et de dégager les lois générales auxquelles on peut ramener tous les phénomènes particuliers de l’histoire ; c) de se délimiter et de se définir elle-même.
- Mais qu’est-ce que la langue ? Pour nous elle ne se confond pas avec le langage ; elle n’en est qu’une partie déterminée, essentielle, il est vrai. C’est à la fois un produit social de la faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires, adoptées par le corps social pour permettre l’exercice de cette faculté chez les individus. Pris dans son tout, le langage est multiforme et hétéroclite ; à cheval sur plusieurs domaines, à la fois physique, physiologique et psychique, il appartient encore au domaine individuel et au domaine social ; il ne se laisse classer dans aucune catégorie des faits humains, parce qu’on ne sait comment dégager son unité. La langue, au contraire, est un tout en soi et un principe de classification. Dès que nous lui donnons la première place parmi les faits de langage, nous introduisons un ordre naturel dans un ensemble, qui ne se prête à aucune autre classification. A ce principe de classification on pourrait objecter que l’exercice du langage repose sur une faculté que nous tenons de la nature, tandis que la langue est une chose acquise et conventionnelle, qui devrait être subordonnée à l’instinct naturel au lieu d’avoir le pas sur lui.
- la langue est une convention, et la nature du signe dont on est convenu est indifférente. La question de l’appareil vocal est donc secondaire dans le problème du langage. Une certaine définition de ce qu’on appelle langage articulé pourrait confirmer cette idée. En latin articulus signifie « membre, partie, subdivision dans une suite de choses » ; en matière de langage, l’articulation peut dé- signer ou bien la subdivision de la chaîne parlée en syllabes, ou bien la subdivision de la chaîne des significations en unités significatives ; c’est dans ce sens qu’on dit en allemand gegliederte Sprache. En s’attachant à cette seconde définition, on pourrait dire que ce n’est pas le langage parlé qui est naturel à l’homme, mais la faculté de constituer une langue, c’est-à-dire un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes.
- Quand nous entendons parler une langue que nous ignorons, nous percevons bien les sons, mais, par notre incompréhension, nous restons en dehors du fait social.
- La langue n’est pas moins que la parole un objet de nature concrète, et c’est un grand avantage pour l’étude. Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions ; les associations ratifiées par le consentement collectif, et dont l’ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau. En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles.
PAROLE:
- En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1° ce qui est social de ce qui est individuel ; 2° ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel. La langue n’est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l’individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n’y intervient que pour l’activité de classement dont il sera question. La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d’intelligence, dans lequel il convient de distinguer : 1° les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d’exprimer sa pensée personnelle ; 2° le mécanisme psycho-physique qui lui permet d’extérioriser ces combinaisons.
- Ainsi s’explique que certaines disciplines soient à peine effleurées, la sémantique par exemple. Nous n’avons pas l’impression que ces lacunes nuisent à l’architecture générale. L’absence d’une « linguistique de la parole » est plus sensible. Promise aux auditeurs du troisième cours, cette étude aurait eu sans doute une place d’honneur dans les suivants; on sait trop pourquoi cette promesse n’a pu être tenue.
- Pour trouver dans l’ensemble du langage la sphère qui correspond à la langue, il faut se placer devant l’acte individuel qui permet de reconstituer le circuit de la parole. (COME DISCORSO).
- La partie psychique n’est pas non plus tout entière en jeu : le côté exé- cutif reste hors de cause, car l’exécution n’est jamais faite par la masse ; elle est toujours individuelle, et. l’individu en est toujours le maître ; nous l’appellerons la parole.
- C’est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d’un ensemble d’individus ; car la langue n’est complète dans aucun, elle n’existe parfaitement que dans la masse.
- Et ce que nous disons de la phonation sera vrai de toutes les autres parties de la parole. (COME DISCORSO).
- Il n’y a donc rien de collectif dans la parole ; les manifestations en sont individuelles et momentanées.
- Récapitulons les étapes de notre démonstration, en nous reportant aux principes établis dans l’introduction. 1° Évitant de stériles définitions de mots, nous avons d’abord distingué, au sein du phénomène total que représente le langage, deux facteurs : la langue et la parole. La langue est pour nous le langage moins la parole. Elle est l’ensemble des habitudes linguistiques qui permettent à un sujet de comprendre et de se faire comprendre. 2° Mais cette définition laisse encore la langue en dehors de sa réalité sociale ; elle en fait une chose irréelle, puisqu’elle ne comprend qu’un des aspects de la réalité, l’aspect individuel ; il faut une masse parlante pour qu’il y ait une langue.